la délicatesse de ses mains ♣ elena 

Assise derrière son bureau, jambes levées sur le vois sombre du meuble et le dos appuyé contre le dossier de son fauteuil molletonné, elle parcourait des dossiers à la chaîne, validant les décisions de ses subalternes et apposant sa signature à des documents qu'elle n'avait pas rédigés. Elle n'en pouvait plus de ce travail, de cette imposture et de l'inaction qu'on lui imposait depuis maintenant un an et demi. Elle ne pouvait décider de rien, ne faisait que semblant de donner son accord là où elle ne pouvait refuser. Elle avait essayé, une fois, de faire corriger un document, de demander une annulation de décret, et elle avait été punie en conséquence : pendant une semaine, elle avait été forcée de signer des condamnations à mort, associant son nom à ces meurtres déguisés. Cette punition l'avait tellement dégoûtée que, pendant plus d'un mois, elle n'avait rien lu de ce qui arrivait sur son bureau, se contentant de signer avec lassitude et tristesse. Elle ne voulait plus tout ça, ne supportait plus d'être un robot formaté pour obéir, surtout depuis qu'elle avait réveillé sa personnalité et ouvert les yeux sur les conséquences de ses actes. Mais que pouvait-elle faire ? Se rebeller n'arrangerait pas les choses. Refuser de signer ces décrets ne sauverait pas les condamnés. Montrer son désaccord ne la ferait pas sortir de cette prison dorée...

Aujourd'hui, Elena avait décidé de recommencer à lire les documents qu'on lui apportait. Elle voulait faire tomber sa mère et, pour cela, elle devait rester au fait des événements, savoir ce qu'il se passait, deviner ce qui allait arriver. Elle reposa un texte sur les rénovations du Stade de Quidditch norvégien et attrapa le dernier dossier de la pile, assez léger. Il concernait un jeune étranger coincé en Europe, comme il y en avait des dizaines. Celui-ci avait obtenu de finir sa scolarité à Poudlard et, Elena s'en rappelait, de pouvoir travailler à côté pour payer un logement pendant les vacances. Elle avait déjà eu ce dossier entre les mains, quelques mois plus tôt, mais n'y avait prêté aucune attention. Aujourd'hui, pourtant, sa photo s'imprégna dans son esprit, ainsi que le paragraphe qui avait été ajouté dans son dossier. Un ordre de fiançailles. Certes, il était de sang pur, mais le pauvre était coréen, il n'avait rien à faire avec une fiancée européenne ! Les lois sur les sang pur ne le concernaient pas. Indignée, elle inspecta le dossier avec attention, cherchant une faille pour ne pas approuver cet ordre mais n'en trouvant aucune. Tout avait été fait dans les règles, évidemment, et chaque détail était irréfutable. Plume en main, elle approcha la pointe du document, hésitant... Devait-elle signer et sceller la vie de ce pauvre garçon alors même que ce n'était pas juste ? Non. Rangeant sa plume, elle glissa le dossier dans son sac et quitta son bureau sans un mot pour son assistante, qui la regarda passer avec désarroi.

Il était presque vingt-deux heures quand Elena poussa la porte du fameux bar des Trois Balais, à Pré-Au-Lard. Vêtue d'une robe crème sous un manteau de fourrure argenté, elle fit claquer ses talons dans la salle où s'entassaient des ivrognes et des personnes qui parlaient trop fort. Retroussant le nez avec dégoût, elle serra son sac contre elle et s'approcha du bar pour se glisser vers le dernier tabouret. Au moins, l'hygiène était respectée et le bar brillait et sentait le propre... avec une arrière-senteur d'alcool renversé. Appuyant ses coudes sur le bar, Elena croisa le regard du jeune serveur au moment où il se dirigeait vers elle. Optant pour une approche douce, elle lui sourit. Je prendrai un café avec un nuage de lait et deux sucres, s'il-te-plait. Pendant que le garçon s'affairait, elle regarda autour d'elle, ne voyant que des bouteilles de bières, des verres de whisky et des shots de vodka entre les mains des clients. Elle devait probablement être la seule parmi l'assemblée à opter pour une boisson aussi... peu alcoolisée, mais elle s'en fichait. Elle devrait garder les idées claires pour ce qu'elle s'apprêtait à faire. Excuses-moi, tu es Nam-jung ? Elena l'avait bien évidemment reconnu, le garçon étant le seul adolescent étranger de la salle. Elle espéra ne pas l'effrayer en lui montrant si vite qu'elle connaissait son identité, mais elle n'avait pas le temps de se montrer prudente.

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Le café que le jeune serveur lui présenta était si joli que Elena ne voulait pas y toucher. Il s'était appliqué à faire un dessin avec la crème, lui arrachant un sourire en coin alors même qu'elle s'apprêtait à lui annoncer qu'il était fiancé à une inconnue. Le pauvre était insouciant, il ne se doutait pas un instant de ce qui allait lui tomber dessus. Elle finit tout de même par verser lait et sucres dans sa boisson, perçant la surface avec une cuillère pour mélanger le tout, détruisant à regret l'oeuvre de Nam-jung. Quand elle l'interpella par son prénom, l'adolescent ne put masquer son étonnement mais, au grand soulagement d'Elena, il ne prit pas peur. Elle prit une gorgée de café après qu'il ait acquiescé, puis posa sa tasse avec délicatesse. Ignorant dans un premier temps sa question, elle lui tendit le biscuit qu'il avait placé sur la soucoupe. Tu le veux ? Je ne le mangerai pas. Oui, elle faisait attention à sa ligne et non ce genre de biscuit n'était de toute façon pas à son goût. Elle préférait les sablés, moelleux au centre et croustillants à l'extérieur, décorés avec du sucre glace par les soins de Seth. Il lui en faisait rarement mais, quand elle en trouvait un paquet dans la cuisine ou qu'il lui en envoyait au travail, elle les dévorait tous en un rien de temps.

Accoudée au bar, Elena rajusta sa position en posant les pieds sur la barre de son tabouret, serrant les mains autour de sa tasse. La question de Nam-jung était restée en suspend entre eux, et elle savait qu'elle ne pouvait le faire attendre trop longtemps. Elle lui sourit doucement. Non, Nam-jung, c'est moi qui peux t'aider. Elle s'interrompit un instant, rassemblant ses mots et cherchant par où commencer. Lui balancer directement qu'il venait d'être fiancé n'était pas forcément la chose à faire. Elle voulait éviter qu'il ne panique ou prenne peur, voulait lui exposer les faits avec douceur et lui proposer son aide dans la foulée, sans lui laisser le temps de désespérer, de paniquer ou... Je travaille au Secrétariat et j'ai lu ton dossier aujourd'hui. Je sais donc que les choses ne sont pas faciles pour toi depuis l'apparition du dôme et... je crains qu'elles n'aillent pas en s'améliorant. Soupirant, elle prit une nouvelle gorgée de café pour gagner du temps. Elle ne savait pas comment annoncer ça sans lui faire peur, quel moyen serait le plus adapté. Au fond, elle se doutait qu'il n'y avait pas de méthode idéale, qu'il fallait faire comme pour les pansements et y aller d'un coup sec, mais elle n'osait pas.

Après quelques secondes de silence, elle secoua la tête. Tu veux bien prendre une pause et venir t'asseoir ? D'un regard vers le collègue de Nam-jung, elle obtint sa permission - car l'autre l'avait évidemment reconnue - puis elle claqua les doigts pour que son voisin de gauche libère le tabouret. Elle tapota sur le siège pour l'inviter à passer de l'autre côté du bar et pivota sur le sien pour lui faire face. Patiente, elle attendit qu'il soit installé puis se pinça l'arrête du nez pendant une seconde. Voilà, ce que j'ai à te dire ne va pas te plaire, mais sache que je vais t'aider à te tirer de là, d'accord ? J'aimerais que tu ne paniques pas et que tu me fasses confiance. Elle le regarda droit dans les yeux, consciente que lui demander sa confiance alors même qu'elle ne lui avait pas dit son nom était peut-être beaucoup. Mais elle voulait l'aider et elle ferait tout pour cela, parce qu'il ne méritait pas d'être traité comme un européen, qu'il était un adolescent et qu'il n'était là que par accident. Les lois étaient absurdes, et il était plus absurde encore de les appliquer à un jeune homme qui avait déjà tout perdu à cause des Pozhiratelis. Nam-jung, étant un sang-pur, le Secrétariat a décidé de... te fiancer à une jeune fille. Elle est irlandaise, tout à fait respectable et de sang-pur. Voilà, c'était dit. Elle grimaça, retenant sa respiration en attendant la réaction du jeune homme.

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La réaction de Nam-jung ne surpris pas Elena le moins du monde. Elle le regarda se lever, choqué, certaine qu'il reviendrait dès que les faits se seraient imprégnés dans son cerveau. Il n'avait que seize ans, c'était normal qu'il ait besoin de quelques secondes pour assimiler cette révélation. Patiente et compréhensive, Elena prit une gorgée de café en veillant à ce que le gamin ne s'enfuie pas. Les clients le regardaient bizarrement, ne comprenant pas ce qui arrivait à leur serveur, mais aucun ne s'approcha de lui, dissuadés par un sourire rassurant de leur Secrétaire Adjointe. Elena n'a le temps de compter que jusqu'à dix avant qu'il revienne s'asseoir, le regard hébété et la bouche ouverte de peur. Une vague de compassion serra le coeur de la jeune femme, qui fit signe au collègue de Nam-jung de lui servir quelque chose. Pas d'alcool, bien sûr, mais peut-être un chocolat pour le réconforter, pour le raccrocher à une brûlure réelle et concrète.

La question de Nam-jung était directe et étonnamment lucide. Il acceptait les choses avec maturité et calme, là où d'autres auraient crié, sombré dans le déni ou insulté la messagère. Elle avait de la peine pour lui, mais son courage l'impressionnait, lui qui avait déjà accumulé tant de problèmes depuis l'apparition du dôme. Je ne sais pas encore, Nam-jung. Tu n'as que seize ans et ta fiancée quinze, donc il reste encore deux ans avant que le projet ne se concrétise. Deux ans, c'était plus que suffisant pour faire capoter les plans des Pozhiratelis, peut-être même assez que pour les faire tomber et reprendre l'Europe. Quand les Mangemorts ne seront plus au pouvoir, cette règle débile de mariages n'aurait plus de raison d'être. Nam-jung serait libre de partir et tout serait beaucoup plus simple pour tout le monde. Mais tout ça n'était qu'une possibilité ; il restait celle où les choses resteraient en l'état et où il serait forcé d'épouser une inconnue. Mais Elena avait décidé de l'aider, et elle le ferait.

Après cette tentative d'optimisme, Elena posa une main sur l'épaule de Nam-jung et décida de lui révéler son véritable poste au sein du Secrétariat. Je suis la Secrétaire Adjointe Elena Belov, j'ai donc le pouvoir de faire annuler cette décision mais la Secrétaire, ma mère, ne me laissera pas faire. Elle allait devoir négocier longtemps, argumenter, peut-être même sacrifier quelque chose pour sauver un inconnu. L'ancienne Elena n'aurait jamais songé à se mettre en danger pour un autre, mais la nouvelle avait décidé d'aider ceux qui le méritaient et de botter les fesses des autres. Heureusement pour lui, le jeune coréen faisait partie de la bonne liste, et il serait à présent protégé... autant que possible. Je ne veux pas te donner trop d'espoir, il est possible que je n'arrive à rien, mais j'essayerai. Tu as déjà eu ton lot de problèmes depuis ton arrivée ici, et il est temps que quelqu'un s'occupe de toi. Avec un sourire honnête, Elena observa la réaction de l'étudiant, espérant qu'il lui fasse confiance et accepte de mettre son destin entre ses mains.

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Elena commençait à avoir envers Nam-jung, en plus de la compassion, une certaine forme d'admiration. Ce garçon venait d'apprendre qu'il était fiancé et qu'il n'était pas sûr que cet engagement puisse être défait, et il était capable de la remercier ? Il n'avait que seize ans, mais il était plus mature que certains adultes. Ou alors il savait juste bien jouer la comédie, Elena ne parvenait pas à se décider. Quoi qu'il en soit, elle s'était engagée à l'aider, et elle s'y tiendrait. De plus, maintenant qu'elle le connaissait et qu'elle avait discuté avec lui, elle allait en faire une affaire personnelle. C'était un bon garçon, respectueux, aimable et travailleur, il ne méritait pas ça. Si elle s'était retrouvée face à un arrogant impoli et grossier, peut-être Elena aurait-elle décidé que ce n'étaient pas ses affaires, mais ça n'avait pas été le cas. C'est normal. Elle posa une main amicale sur son avant-bras, comme pour sceller la promesse qu'elle lui avait faite plus tôt. Elle prit ensuite une gorgée de son café, laissant un silence s'installer entre elle et Nam-jung.

Quand il reprit la parole, ce fut pour lui demander si elle pensait que le dôme serait toujours là au moment où il aurait atteint sa majorité. Elena ne pouvait rien prévoir, bien sûr, mais elle espérait franchement que les Pozhiratelis seraient tombés d'ici là, que sa mère ne serait plus Secrétaire et que quelqu'un de plus qualifié - peut-être pas Elena elle-même, mais pourquoi pas - aurait prit la tête de l'Europe. Honnêtement, je ne sais pas. J'aimerais pouvoir te dire que tout sera fini, mais je ne sais pas. J'espère, bien sûr, mais personne ne peut prédire avec certitude ce qui arrivera ou non. Sa réponse était peut-être déprimante, peut-être que ce n'était pas ce que Nam-jung avait espéré entendre, mais Elena n'était pas, ou plus, une menteuse. Elle préférait être honnête avec les gens, surtout des adolescents qui ne demandent que la vérité. L'aveugler avec de beaux mensonges ne servirait à rien et, au point où il en était, il devait être capable de pouvoir encaisser une nouvelle incertitude.

Après une dernière gorgée, Elena arriva à la fin de son café et, vu le regard du collègue de Nam-jung, celui-ci était arrivé à la fin de sa pause. D'un signe entendu, elle lui indiqua qu'elle allait libérer son collègue et sorti de la monnaie de son sac. Je t'offre le chocolat. Avec un sourire, elle posa quelques noises sur le comptoir, pourboire compris, puis rangea ses affaires. Je pense que tu en as assez entendu pour ce soir. Si jamais tu as des questions, tu peux me contacter par hibou au Secrétariat ou venir me voir, mon bureau te sera ouvert. Elle lui fit un dernier sourire en posant une main sur son épaule. Garde espoir, d'accord ? Bonne soirée. Culpabilisant un peu de le laisser là dans cet état, Elena prit la direction de la sortie. Après un dernier regard triste vers le garçon, elle transplana pour rejoindre son appartement. Dès le lendemain, elle ferait en sorte de faire annuler ces fiançailles et de rendre sa liberté à Nam-jung... ou du moins le semblant de liberté qu'il lui restait depuis qu'il était bloqué dans un autre continent que le sien.

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