" Parfois, nous avons tout pour être heureux. Il ne nous manque que le bonheur. " 

Septembre 2133

Moi qui croyais connaître la définition du mot “enfer”, celui-ci a pris une toute nouvelle saveur depuis le mois d’août. Tous les jours depuis la précédente vague de terreur menée par les Pozhirathelis, je me dis que le monde a atteint le stade ultime de l’horreur. Qu’il ne peut pas y avoir pire. Mais à chaque fois je me trompe, parce que chaque journée qui passe apporte son lot de frayeur supplémentaire et repousse toujours un peu plus la limite du supportable.

La mort de Malo et les dernières rafles de nés-moldus m’ont laissé complètement épuisé. Excédé. À cran. Et la reprise des cours n'arrange rien. Parce que comme si ça ne suffisait pas, voilà que le temps semble à son tour prendre un malin plaisir à prolonger mon calvaire. Ça fait à peine une semaine que la rentrée est passée, et pourtant j’ai déjà l’impression que c’est une éternité.
Tous mes efforts pour éviter soigneusement Ivankov dans les couloirs de Durmstrang ne suffisent pas à empêcher ses crises de rage de plus en plus fréquentes et de plus en plus violentes. N’importe quel prétexte est devenu bon pour qu’il laisse libre cours à sa fureur, comme lors de ce dérapage vendredi dernier. Il venait d’apprendre ma décision de redonner Poudlard à ma soeur, et il m’a très bien fait comprendre que ça ne lui plaisait pas. L’ecchymose toujours visible sous mon oeil peut en attester. Je pensais que trois jours seraient suffisants pour qu’elle disparaisse, mais au lieu de ça, l’ingrate a pris une teinte violette qui jure atrocement avec la pâleur de ma peau. C’est moche et pas vraiment glorieux. Mais malheureusement, je n’ai jamais été doué pour les sortilèges de guérison. J’aurais pourtant aimé faire disparaître cette trace avant la fin du week-end, avant de devoir à nouveau affronter le regard des élèves et de mes collègues histoire d’éviter toutes sortes de regards en coin et remarques cyniques. Mais je n’ai pas vraiment le choix. Si je demande de l’aide à quelqu’un il faudra forcément que j’explique ce qui s’est passé, ce qui est hors de question.


Une liasse de parchemins sous le bras, j’attrape ma baguette et verrouille mon bureau, plongeant dans l’atmosphère oppressante des couloirs. Les rires et les échos des discussions insouciantes qui résonnaient ici autrefois se sont évanouis depuis longtemps. Seul le silence est resté.
Allongeant le pas, je me dirige vers l’arrière de l’étage lorsqu’un un cri me fait sursauter. Un mot. Mon prénom. Cette voix…
Machinalement, je fais volte face. Et je jurerai que mon coeur s’arrête de battre quand je reconnais la silhouette qui me fait face. Maddison.
C’est tellement...improbable et inattendu qu’il me faut quelques secondes pour me souvenir comment respirer. Quelques secondes où nos regards se croisent, et où je me dis que j’aurais dû rester chez moi, il y a vingt ans. Loin de Durmstrang. De la Bulgarie. Des mangemorts. De toutes ces souffrances.

Maddison ?

Je la regarde sans comprendre, incapable de mettre des mots sur ce que je ressens exactement. C’est toujours ce même sentiment indéfinissable à chaque fois que je la vois. Un agréable mélange de je-ne-sais-quoi, que je m’efforce pourtant de repousser de toutes mes forces, achevant de déclencher le conflit qui commençait à faire rage entre mon coeur et mon cerveau.
Maddison ne devait pas venir ici. On ne devait plus se voir. Pas après ce qui s’est passé. Pas quand autant de mangemorts se pavanent dans les couloirs de ce château à longueur de journée. C’est de la folie.

J’ose tout de même un pas vers elle, veillant néanmoins à garder une distance raisonnable entre elle et moi. Maddison est toujours encore la directrice de Beauxbâtons, si ça se trouve il s’agit simplement d’une visite officielle et on aurait oublié de me prévenir… même si elle est peu probable et peu réjouissante, cette perspective me rassure légèrement.

Qu’est ce que tu fais ici ?

Mon ton est méfiant, presque défensif. Normal. Ces dernières semaines, à chaque fois que quelqu’un m’adressait la parole c’était soit pour m’annoncer une mauvaise nouvelle, soit pour me faire des reproches. Et j’imagine que Maddison aurait toutes les raisons du monde pour m’en faire, là maintenant.

Septembre 2133

C’est la question la plus banale du monde. Et pourtant, elle est posée avec tellement de gentillesse et de sincérité que malgré toute ma volonté, je sens mes dernières barrières voler en éclats.
Je n’ai jamais su faire semblant avec Maddison.

Je la regarde s’approcher de moi en silence et ne cherche même pas à l’éviter. Pourtant, je sens que c’est une mauvaise idée. Que ce n’est ni l’endroit, ni le moment. Je proteste sans grande conviction, juste pour la forme, mais je suis incapable de lui résister, trop fasciné par son regard, ses gestes, sa façon adorable de passer ses bras autour de moi. Je ne peux pas la repousser. Je n’en ai ni la force, ni l’envie.
Alors je la laisse faire et prends doucement conscience à quel point je suis soulagé qu’elle soit là. À quel point j’ai été stupide de me méfier d’elle. D’avoir peur d’elle. D’avoir voulu l’éloigner à tout prix alors qu’il n’y a qu’en sa présence que je me sens vivant.

Je donnerais n’importe quoi pour être loin d’ici. Pour que cet instant dure toujours. Pour ne pas avoir besoin de répondre à sa question.

Parce qu’il n’y a rien à répondre. La vérité c’est que je ne me suis encore jamais senti aussi mal. Aussi épuisé. Mais je n’ai pas le droit de me plaindre parce que les choses horribles qui sont arrivées au monde magique depuis l’été dernier sont en partie ma faute. J’aurais dû arrêter Andreï. Et je n’ai pas réussi.

Avec douceur, je finis par refermer mes bras autour d'elle et l'attirer un peu plus contre moi. Je sais que ce n’est pas raisonnable. Mais l’idée qu’elle ait pu venir jusqu’ici juste pour me demander comment je vais me touche bien plus que je n’ose me l’avouer à moi même. Je ferme les yeux quelques secondes et passe une main dans ses boucles blondes, me laissant envahir par le parfum de ses cheveux.

Je ne sais pas quoi lui dire. Je ne sais pas par où commencer. Il s’est passé tellement de choses depuis la dernière fois où on s’est vraiment parlé : ma vie a pris des allures de sac de noeuds d’où il est devenu impossible de s’extirper. Ou du moins pas indemne.
Finalement, la vérité franchit d’elle-même la barrière de mes lèvres. D’une voix mal assurée, mais c’est parce que j’ai toujours été mal à l’aise quand il s’agissait d’exprimer mes sentiments.

J’ai tellement peur, Maddison.

J’ai peur tous les jours. Toutes les heures. Peur d’Andreï, de ce qu’il me dit quand il vient me voir, de ce qu’il fait au Secrétariat, de ce qu’il pourrait faire pour s’assurer que je ne sois plus une menace pour lui. J’ai peur de ce monde, de ce qui est en train d’arriver et de ce qui pourrait nous faire plonger un peu plus dans le chaos. J’ai peur de moi, de ce que j’ai fait à mon propre père, mais aussi de ce que je serai capable de faire le jour où les choses déraperont complètement. J’ai peur de perdre les gens que j’aime : ma famille, Katherin, Maddison...

Mais je sais qu’elle comprendra. Elle est peut-être même la seule personne de ce monde à le pouvoir. Elle a vécu si longtemps sous l’emprise de Malo qu’elle sait ce que ça fait quand tout part en vrille et qu’on ne peut plus rien contrôler.

Septembre 2133

Le temps s’est arrêté. La réalité s’est évaporée. Autour de moi, le monde a cessé d’exister. Ce couloir, Durmstrang et même le monde extérieur ne font plus partie de cet univers. Il ne reste plus que Maddison. Son parfum. La chaleur de son corps. Sa voix… Si douce et si irrésistiblement apaisante. Mais qui ne suffit pourtant pas à calmer l’angoisse sourde qui me ronge de l’intérieur. Rien ne le pourrait.
Je me mords la lèvre, luttant pour ne pas me laisser submerger par des émotions bien plus fortes que moi. Pour une raison que je ne saurais expliquer avec des mots, la présence de Maddison éveille en moi des sentiments si intenses et si contradictoires que j’en ai le vertige. Je n’ai aucune envie de la lâcher et pourtant, il va bien falloir s’y résoudre. Parce qu’elle ne peut pas rester ici. Elle n’aurait jamais dû y venir. J’y ai veillé. Je lui ai dit de ne plus chercher à me contacter. Parce que je ne voulais pas qu’elle se retrouve impliquée malgré elle à cet enfer. Parce que je me refusait de l’entraîner vers le fond avec moi, comme ça a été le cas pour Kara, Seela, et tous ceux que j’ai eu le malheur d’aimer. Je tiens à elle. Et je préfères mille fois la savoir vivante et loin de moi que morte à mes côtés. Même si ça fait mal. Même si ces derniers mois ont été un calvaire et que le sentiment de trahison qui a accompagné mon dernier hibou était insupportable.

Je me souviens de cette lettre comme si c’était hier. Je me souviens l’avoir ré-écrite trois fois parce que je ne trouvais pas les mots. Parce que je voulais lui dire que ce n’était pas contre elle, que ce n’était pas de sa faute. Mais plus je me justifiait et pire c’était. J’ai fini par faire simple et beaucoup plus court, parce que ça rendait les choses définitives et un peu moins douloureuses.
Je me souviens avoir hésité pendant des semaines à lui envoyer. Et puis ironiquement, c’est ma dernière rencontre avec Malo qui m’a décidé. Ses derniers mots resteront gravés dans mon esprit à jamais, comme autant de blessures profondes et indélébiles. Mais comment expliquer à Maddison que je ne serai pas capable de vivre ça une deuxième fois ? Que c’est précisément la raison pour laquelle elle ne doit plus chercher à me voir ?

Je remarque seulement les larmes qui coulent silencieusement le long de mes joues au moment où Maddison s’écarte et que je suis obligé de cligner des yeux pour que son visage apparaisse net. Je ne sais pas exactement ce qui a fini par provoquer ça mais une chose est sûre : ce n’est pas un simple sentiment de tristesse qui me laisserait aller à pleurer au beau milieu d’un couloir à Durmstrang. J’imagine que je devrais être gêné ou au moins mal à l’aise et pourtant, je ne ressens rien. Rien du tout. Parce que ça n’a plus aucune importance. Parce que Andreï m’a volé ce qu’il me restait de dignité il y a bien longtemps.

[...]

Si j’avais été capable de parler je lui aurais sûrement proposé d’aller voir mon adjointe à la place, parce que c’est elle qui s’occupe des affaires courantes du château. Mais je suis à peu près certain que Maddison n’est pas venue pour une raison officielle. Heureusement, ma gorge nouée m’offre quelques précieuses secondes de réflexion supplémentaire. J’ai terriblement envie d’accepter son invitation, de profiter de sa présence, de m’accorder le droit d’être heureux pour quelques instants. Mais je sais que ça ne fera que rendre les choses plus difficiles par la suite.

Je regarde son visage. Ses yeux, ses sourcils, son nez, ses lèvres. Toutes ces courbes que j’ai si souvent dessinées dans mon esprit, et parfois même sur un coin de papier. Avec douceur, j’effleure sa pommette du bout des doigts et replace un mèche rebelle derrière son oreille. Je suis incapable de la regarder dans les yeux au moment ou je souffle ma réponse du bout des lèvres, résistant de toutes mes forces pour ne pas hurler.

Tu devrais rentrer à Beauxbâtons.

Je me défais de son étreinte et recule d’un pas, la respiration coupée, avec l’impression atroce que mon coeur vient de se déchirer en deux. Ce sont les mots que j’aurais dû dire à Kara, il y a dix ans. Et le monde aurait peut-être été différent aujourd’hui.

Septembre 2133

Non. Trois petites lettres de rien du tout et qui me laissent pourtant complètement démuni. Elle insiste. J’aurais dû me douter que ce ne serait pas aussi simple. Maddison vient de parcourir plus de deux mille kilomètres, ce n’est pas pour se faire mettre à la porte sans poser de questions.

D’un revers de main rageur, j’essuie les larmes de mes joues et me mord la lèvre. Je me sens stupide et perdu, et je déteste ça. D’autant plus que la présence de Maddison ne m’aide pas à avoir les idées claires. Loin de là.

Ses paroles me touchent. Vraiment. Et son regard suffit à me faire comprendre qu’elle ne cèdera pas. Mais ça ne change rien au problème : elle ne peut pas rester ici. Il va falloir qu’elle parte. Il va falloir que je la repousse. Un fois de plus. J’enfonce nerveusement mes ongles dans la paume de ma main et détourne les yeux pour rassembler mon courage. Pourquoi est ce que c’est si difficile ?

Au moment où j’ouvre la bouche pour protester, un claquement de porte étouffé résonne au fond du couloir, fauchant mon élan au vol. Je me rappelle soudain que le bureau de mon adjointe se trouve à quelques mètres à peine de là, et que celui d’Andreï est encore plus près. Le fragile sentiment de paix que Maddison avait amené avec elle disparaît brutalement. Andreï. Je ne veux pas qu’il nous tombe dessus. Un bruit de pas quelque part sur ma droite finit par me faire céder. Sans réfléchir, j'attrape la main de Maddison et l'entraîne le long d’un couloir parallèle. Ce n’est pas vraiment le chemin de mon bureau, mais ça n’a aucune importance : je ne comptais pas discuter là-bas de toute façon. Avec elle, je ne suis plus le directeur de Durmstrang. Je ne suis plus tenu de me plier aux formalités. Je redeviens Philipp. Juste Philipp.

Pourquoi tu fais ça ?

Mon intonation est plus brutale que prévu, et je le regrette presque aussitôt. Elle n’y est pour rien. Elle ne mérite pas ça. Ce n’est pas de sa faute si sa venue fait resurgir en moi autant de douleur.

Je porte malheur Maddison. Je fais souffrir les gens et c’est pour ça que d’habitude ils évitent de croiser mon chemin. Même mon adjointe l’a compris…

Ma voix baisse d’un ton mais ça ne suffit pas à masquer totalement l’amertume qui la fait vibrer. C’est la première fois que j’évoque Kate dans une discussion. Que je fais allusion à cette relation, ou plutôt, à cette absence de relation entre nous. On était amis, il y a longtemps. Et depuis quelques temps, elle a décidé de faire comme tout le monde : s’arrêter aux formules de politesse qui sont de rigueur et me haïr en silence. Cette ta tournure qu’ont pris les choses entre nous à cause de cette stupide querelle entre Malo, Tiphaine et Andreï me blesse et me révolte.
Et je me dis que personne n’en voudrait à Maddison de faire pareil.
Sauf qu’elle ne le fait pas.
Elle était au courant pour les jeux du pouvoir et elle n’a rien dit. Je lui ai annoncé que les Pozhirathelis allaient mettre l’Europe à feu et à sang, et que son école allait devenir le théâtre de toute cette violence, et elle ne m’a pas trahi. Elle ne l’a jamais fait. Et c’est dingue. Parce qu’elle aurait pu le faire au moins mille fois, et que tout le monde aurait trouvé ça normal.

Arrivés au fond du couloir, je finis par m’arrêter devant une porte en bois. Je me retourne vers mon invitée surprise et réalise que je tiens toujours sa main au creux de la mienne. Je la relâche aussitôt, et ma voix s’adoucit considérablement quand je reprend la parole.

Écoute, tu ne me dois rien. Et je ne veux pas … que tu aies à payer pour quelque chose que tu n’as pas fait. D’accord ?

Je repense à Kate. A son frère qui a été sacrifié pour la punir de ne rien avoir fait pour m’arrêter en juillet dernier. Je me souviens de sa colère. Je me souviens la façon dont elle m’a demandé de l’aider. Et de la façon dont je n’ai pas pu le sauver. Je me souviens de la façon dont Davin a été assassiné. De la façon dont Seela a perdu la vie. De la façon dont Malo m’a avoué avoir torturé Kara. Tous ces gens sont morts à cause de moi. Et ça me rend malade. Alors je me met à espérer de toutes mes forces que Maddison va finir par changer d’avis et rebrousser chemin.

Septembre 2133

J’encaisse la réplique en silence, conscient qu’il n’y a de toute façon rien de plus à ajouter. C’est en partie ma faute si Beauxbâtons est sous la coupe des Pozhirathelis... J’aimerais lui dire que je suis désolé mais ça ne changerait rien. J’aimerais lui dire que les choses vont changer, mais ça sonnerait faux. J’aimerais lui dire qu’elle a tort de penser que son école est la seule chose qu’on peut lui voler mais elle ne comprendrait pas. Elle ne sait pas qu’il y a des gens dans ce château qui ont assez d’imagination pour faire perdre aux gens des choses auxquelles ils n’auraient jamais pensé eux-mêmes. Des choses comme la fierté. Les certitudes. L’espoir. Des gens comme Andreï. Un frisson me parcourt le dos au moment où je pense à lui. À lui et à son esprit tordu. À lui, à son esprit tordu et aux supplices en tous genres qu’il est capable d’inventer.

[...]

Je relève vivement la tête, surpris et touché par sa sincérité. Et pour la première fois depuis des mois, les sentiments qui m’assaillent n’ont rien à voire avec de la peur ou de la fatigue. Ils sont même plutôt … agréables. Un sourire commence à étirer timidement mes lèvres, mettant un point final à ma quête d’arguments. Maddison ne lâchera pas l’affaire, et sa remarque vient de faire fondre le reste de volonté qui me permettait de lui tenir tête. Je profite qu'elle ait les yeux baissés pour l'observer et ma voix baisse d’une octave pour venir se perdre quelque part à mi-chemin entre le songe et la mélancolie. Même la petite note d’humour qui vient s’y glisser résonne davantage comme un appel à l’aide masqué que comme un véritable trait d'esprit. J’aimerais tellement que ce soit vrai. J’aimerais tellement pouvoir partir loin d’ici pour ne plus être prisonnier de tous ces coups de folie qui ne sont en réalité pas les miens.

Donc tu es venue me kidnapper ?

[...]

Sa dernière requête me surprend davantage. Mais je la respecte d'un hochement de tête, en me disant que notre relation est vraiment des plus étranges… Ça fait des années qu'on se connaît et pourtant j'ai souvent l'impression qu'on reste des étrangers l'un pour l'autre. Au début c'était plus ou moins un accord tacite entre nous : pas de politique, pas d’actualités, pas de sujets qui fâchent. Du coup on n'a jamais parlé de … nous. De nos vies. De nos souvenirs. De nos rêves ou de nos aspirations. Jamais rien de personnel ou en lien avec nos identités. Je sais que d'habitude je n'aime pas aborder ce genre de sujets mais avec Maddison c'est...différent. Les choses ont changé depuis qu'on a partagé ce premier verre dans la grande ville marchande. J'ai changé. Et aujourd'hui si je devais choisir une seule personne pour partager mes secrets, ce serait elle. Sans aucune hésitation. Parce que je sais qu’elle ne me jugerait pas.

En guise de réponse, j’actionne la poignée de la porte et pousse légèrement le battant, invitant Maddison à entrer dans mes appartements. C’est rare que je laisse quelqu’un venir ici. Parce que c’est le dernier bastion qui protège ma vie privée. La seule forteresse où personne ne peut entrer. Ici au moins on sera tranquilles.
Je referme la porte derrière nous, et l’atmosphère oppressante de Durmstrang disparaît presque aussitôt. Ce lieu n’a rien à voir avec le reste du château. C’est un oasis de paix en plein coeur d’un champ de bataille. La pièce principale est grande, lumineuse et accueillante. Rien à voir avec les pierres sombres et les ombres menaçantes du reste de l’institut. Et mis à part les livres et les parchemins couverts de croquis qui traînent un peu partout, tout est parfaitement sage et bien rangé. J’abandonne ma baguette sur le rebord de la cheminée et rassemble les grimoires et romans moldus qui encombrent le canapé et les fauteuils.

Tu peux t’installer si tu veux… Je te sers quelque chose ?

L’appréhension me tord le ventre. Je sais que cette conversation va durer, et j’ai peur de ce que Maddison est venue me demander. J’ai peur de devoir me justifier, encore une fois. Parce qu’on ne pourra pas faire semblant d’ignorer ce qui s’est passé il y a quelques semaines. J’ai essayé de couper définitivement les ponts entre nous et j’imagine qu’elle va au moins me demander des explications. Explications que je ne saurais même pas comment formuler. Tout est si … embrouillé dans ma tête en ce moment.

Septembre 2133

C’est comme si tout l’oxygène de la pièce venait de s’évaporer d’un seul coup. Je pose une main mal assurée sur le rebord de la cheminée et me force à soutenir le regard de Maddison, essayant tant bien que mal d’ignorer ce sentiment de culpabilité qui me comprime les côtes avec une force phénoménale. Savoir que je l’ai volontairement blessée était déjà suffisamment difficile à supporter jusque là, mais l’entendre de sa propre bouche est pire que tout.
Machinalement, j’enfonce le bout de mes ongles dans la poutre en bois en me demandant de quelle façon je pourrais m’excuser sans que cela ne sonne faux. Parce que même si il était maladroit et précipité, mon geste était sincère. J’étais pleinement conscient de ce que je faisais, je savais ce que je risquais de briser. Et c’était évident que Maddison n’allait pas le prendre...bien.

[...]

Sa réplique m'arrache à mes pensées. Dépassé les bornes ? Andreï a déjà dépassé les bornes. Malo aussi. Mais sûrement pas Maddison. De loin pas. J’ouvre des yeux ronds et secoue négativement la tête, surpris par cette réaction. J’ai conscience que mon accueil de tout à l’heure n’était peut-être pas le plus chaleureux qu’on puisse imaginer, mais pas au point qu’elle me pose cette question…
Troublé, j'hésite quelques secondes avant de la rejoindre sur le canapé et fais apparaître le verre d’eau qu’elle m’a demandé.

Bien sûr que non.

J'essaye de capter son regard mais ce dernier reste résolument fixé sur ses mains. Elle ne m'a adressé aucun reproche, ni même demandé la moindre explication, mais je me sens obligé de me justifier quand même. Pour ne pas le regretter plus tard.

Ce n'était pas contre toi. C'est juste que...les chose sont devenues tellement compliquées cet été. Andreï a commencé à faire du chantage et je ne voulais pas lui offrir une raison de s'en prendre à toi.

Personne n'est au courant pour Andreï. Personne ne sait qui il est réellement et ce qu’il fait dans l'ombre des projecteurs, pendant que les sorciers européens ont les yeux rivés sur le secrétariat. Personne ne sait que cet homme est sans doute plus influent et plus dangereux que Malo, Tiphaine et moi réunis. Partout où il passe, il instille la terreur comme un serpent répandrait son venin. Sournoisement. Silencieusement.
Je n'ai jamais osé dire la vérité à qui que ce soit. Je n'ai jamais évoqué ce pacte silencieux qui nous unit, ni cette relation ancienne et malsaine qui prend une ampleur étouffante.
Il me l'a interdit. Et je sais ce qui m’attend si je lui désobéis. Tout comme je sais ce qui attend Maddison si il venait à découvrir mon attachement pour elle.

Je suis désolé d’avoir été aussi...stupide.

Avec le recul je me rend compte de toutes les autres possibilités qui s’offraient à moi. J’aurais pu aller lui parler directement. Lui expliquer la situation. Elle m'aurait écouté. Elle m'aurait aidé. Au lieu de ça j'ai choisi de me murer dans le silence, une mauvaise habitude qui finit toujours par reprendre le dessus dans les moments d’angoisse. Je sais que je peux alors devenir incroyablement buté et irréfléchi, mais c’est plus fort que moi. Ça fait partie de mes défauts, tout comme cette manie de vouloir surprotéger les gens de mon entourage. Malheureusement ça cause souvent plus de dégâts qu’autre chose, mais c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour essayer de combattre cette culpabilité qui me ronge le coeur.

Tu m’as manqué.

Ma voix se fait soudain plus hésitante et la même émotion qui m’a assailli tout à l’heure dans le couloir revient brutalement. Elle est tellement vive que je suis incapable de déterminer si elle est positive ou non. La seule chose qui est sûre et que je n'avais pas totalement réalisé jusque là, c'est que retrouver Maddison est un immense soulagement. Comme si les problèmes devenaient subitement moins lourds à porter et le monde un peu moins terrifiant à regarder.

Septembre 2133

Un frisson me parcourt le dos au moment où les lèvres de Maddison se posent sur les miennes, et mon coeur s’emballe tellement que je me demande si il ne va pas exploser. Ce n’était pas prévu. Pas calculé. Ou du moins, pas comme ça. Pas maintenant. J’ose à peine respirer, trop effrayé à l’idée de briser cet instant à la fois magique et terrifiant.

Pourtant, je m’étais fait la promesse que ça n’arriverait plus jamais. Que je m’interdirai de retomber amoureux jusqu’à la fin de mes jours si seulement ça pouvait m’éviter de revivre le même supplice qu’avec Kara. Même si avec le temps, j’ai fini par faire mon deuil. Ça a été long et difficile, parce qu’accepter la disparition de quelqu'un sans avoir le moindre indice auquel se raccrocher, c’est la pire chose qui puisse arriver. Pendant dix ans, j’avais encore espoir de la revoir. Je m’attendais à ce qu’elle passe la porte avec ce sourire presque provocateur qu’elle avait quand elle me faisait une mauvais blague. Et même si mon cerveau avait déjà compris l’évidence de la situation bien avant moi, entendre les aveux de Malo en décembre dernier m’a donné l’impression de la perdre une deuxième fois. Définitivement cette fois-ci.

Alors j’ai décidé que je ne voulais plus jamais revivre une chose pareille. Parce que je serai incapable de surmonter une telle épreuve une seconde fois.

Et puis un beau jour Maddison m’a sauté dessus en pleine rue. Elle était pieds nus. Je ne sais toujours pas pourquoi elle courait d’ailleurs, il faudra que je pense à le lui demander… Elle a insisté pour m’inviter à boire et j’ai failli refuser, trop sidéré par sa désinvolture. J’ai nié l’évidence parce que je me disait qu’elle était trop blonde, trop parfaite, sûrement déjà fiancée avec quelqu’un d’autre et que de toute façon ce n’était pas le moment.

Finalement, je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui soit le moment parfait non plus, pas au vu de ce qui est en train de se passer dehors, mais à bien y réfléchir ça ne le sera peut-être jamais. Si ça se trouve on sera tous morts la semaine prochaine, alors quelle importance au final ?

Un sourire illumine spontanément mon visage et je finis par lui rendre son baiser avec toute la tendresse dont je suis capable. J’avais oublié à quel point des lèvres pouvaient être douces et chaudes. C’est complètement irréel. Grisant. Et alors que mes doigts cherchent timidement les siens, je me dis que la terre peut s’arrêter de tourner si ça lui chante, ça me serait complètement égal. Le monde entier n’a plus la moindre importance. Plus rien n’a la moindre importance à part Maddison.

C’est la première fois que je me sens vraiment bien depuis un long moment. Soulagé, léger, apaisé. J’avais presque oublié la sensation que ça faisait. Je n’avais rien ressenti d’aussi heureux depuis des mois, des années, sans doute même depuis le début des hostilités entre Tiphaine, Jade et Malo.

Après ce qui me semble être des heures, je finis par m’écarter de quelques centimètres, juste ce qu’il faut pour pouvoir reprendre mon souffle. Ma main libre s’aventure lentement le long de se joue tandis que les miennes s’enflamment instinctivement. J’ai l’impression de rêver. Ou d’avoir trop bu. Ou les deux.

J’ai besoin de toi, Maddison.

J’ai la gorge tellement desséchée que ma voix en devient rauque, et je dois faire un effort surhumain pour résister à l’envie de m’emparer de son verre pour le vider d’une seule traite.
J’ai pris conscience à quel point elle me manquait en arrêtant de lui écrire. J’ai besoin d’elle pour me sentir vivant, de sa présence pour me sentir entier. J’ai besoin de sa force. De son courage. De sa folie pour illuminer mon monde.

Septembre 2133