[Tiphaine] Where the shadow ends 

La porte du bureau s’ouvre brusquement.
Calée au fond de son fauteuil, Tiphaine n’a même pas pris la peine de se lever pour m’accueillir. Pas de bonjour. Pas même l’ombre d’un sourire. Les mondanités n’ont jamais eu leur place entre nous, et ce n’est visiblement pas aujourd'hui que cela va changer.
Nos regards se croisent brièvement, juste le temps pour que je la voie lever sa baguette dans ma direction. J’entre dans la pièce pour la laisser refermer la porte derrière moi, avec l’impression dérangeante d’être un animal pris au piège.

[...]

Son ton provocateur ne m’échappe pas, mais je me retiens de faire le moindre commentaire. J’ai passé l’âge de perdre mon temps et mon énergie en chamailleries stériles.

Ce que tu veux. Pas d’alcool.

Connaissant les goûts parfois excentriques de ma soeur, je préfère préciser. On ne sait jamais. Je me souviens encore trop bien du Whisky Pur Feu qu’elle avait servi au réveillon de noël et de ma migraine le lendemain. Je préfère éviter de remettre ça.

Acceptant son invitation à m’installer, je prends place en face de son bureau et l’observe à la dérobée. Elle n’a pas beaucoup changé depuis la dernière fois, et malgré moi, son attitude nonchalante me rappelle un peu le directeur arrogant que j’ai été plus jeune… Finalement, on a sans doute plus de points communs qu’on ne veut bien se l’avouer.

Pour la énième fois, je me demande si je n’ai pas fait une énorme erreur en venant ici pour me confier à elle. Notre relation n’a jamais été au beau fixe, et même si les choses se sont largement calmées depuis la disparition de Malo, nos rares entrevues restaient le plus souvent ponctuées de silences gênants, de regards en biais et de sarcasmes bien inspirés.
Je sais bien que certaines choses ne se réparent pas, mais j'ai sincèrement envie d'essayer. On a gâché trop d’années à se haïr et à se faire souffrir mutuellement, pour rien. Tiphaine est peut-être même la seule personne de ce monde à pouvoir me comprendre, elle qui partage ces cicatrices que Malo a ouvertes en nous.

Je suis désolé, je t’ai menti dans mon hibou. Mais je n’avais pas le choix, le courrier est surveillé. Tu comprends, j’imagine.

Avec amertume, je me dis que si Kate était toujours là, c’est sûrement avec elle que j’aurais eu cette discussion. Mon ancienne adjointe haïssait le dôme et ne s’est jamais retenue de me le faire savoir.
Je n'aurais jamais imaginé qu'elle puisse autant me manquer, mais imaginer sa joie lorsque la nouvelle parviendra jusqu’à elle me donne suffisamment de courage pour me jeter à l’eau. Autant ne pas tourner autour du chaudron.

J’ai détruit une partie du dôme cette nuit.

J’essaie de prendre un ton détaché, mais le dire à voix haute rend la chose étrangement réelle. J’ai beau avoir travaillé des mois sur l’enchantement qui permettrait de libérer l'Europe de sa prison invisible, maintenant que c’est devenu une réalité, impossible de savoir avec certitude comment le monde magique va réagir… et quelles en seront exactement les conséquences.

Mon regard s’assombrit en entendant le rire moqueur de Tiphaine. Pendant une fraction de secondes elle ressemble tellement au fantôme de Malo que je me crispe instinctivement. Lui non plus ne perdait pas la moindre occasion pour m’humilier en me riant au nez.
Je ravale ma salive en silence, les lèvres pincées. Tant mieux si la situation dramatique de l’Europe amuse ma demi soeur.

[...]

Et moi qui pensais qu’elle avait grandi … je me suis fourré la baguette dans l’oeil. Malgré moi, je sens naître une point d’agacement. Je comprends son attitude défensive mais je pensais sincèrement qu’on avait passé ce cap dans notre relation. Je me contrefiche du pouvoir, du contrôle de l’Europe et de cette guerre d’ego que notre père a imposé entre nous. Je n’ai jamais cherché à lui nuire ou à la piéger… Du moins pas intentionnellement.


Mais ça j’imagine qu’elle ne le sait pas... D’ailleurs, qui le pourrait ? À part une poignée de privilégiés, personne ne sait ce qui se passe derrière les portes de Durmstrang une fois qu’elles sont fermées. Ni ce qui est à l’origine de l’animosité qui divise aujourd’hui les pozhirathelis et qui me pousse à me dresser contre eux. Encore une fois.

Je secoue la tête pour couper court à sa réplique.

Diminuer tes forces est le dernier de mes problèmes, Tiphaine.

J’hésite quelques secondes avant de plonger la main dans la poche intérieure de ma cape. J’en sors un morceau de parchemin usé et négligemment plié en quatre. Je l’ai volé il y a plusieurs semaines dans le bureau d’Andreï à Varna et jusque-là, je ne l’avais encore montré à personne.
Avec précaution, je le déplie sur le bureau de Tiphaine et dévoile une carte du continent délicatement tracée à la plume. Il me suffit d’un petit coup de baguette pour lui donner vie et faire apparaître une à une les frontières du dôme, filaments lumineux qui serpentent de pays en pays. Avant de tomber sur ce plan je n’avais jamais vu la moindre trace écrite retraçant avec autant de précision les délimitations exactes du dôme. J’espère que cette marque de confiance achèvera de convaincre ma soeur…

Il semblerait qu’il y ait plusieurs brèches assez importantes en Bulgarie et à l’est de la Roumanie.

Du bout de ma baguette, je pointe l’est de l’Europe où les déchirures creusées par mon enchantement apparaissent nettement sur plusieurs dizaines de kilomètres.

Ivankov n’est pas encore au courant. On peut en profiter pour agir avant lui mais on n’a pas beaucoup de temps. Il va faire tout ce qu’il peut pour réparer les dégâts le plus vite possible.

Ce soir au plus tard, mon ancien bras droit aura eu vent de la nouvelle. Mais sans ce précieux parchemin, les pozhirathelis vont perdre des jours, peut-être même des semaines à estimer les dégâts et à parcourir l’Europe pour les localiser et tenter de refermer les brèches une à une avant que la nouvelle n’arrive aux oreilles des sorciers européens.

Je peux détruire ce qu’il reste mais j’ai besoin d’aide.

Andreï est loin d’être stupide. Dès aujourd’hui le quartier général de Varna sera placé sous étroite surveillance et je mets ma main à couper que je n’y serai plus le bienvenu. M’y rendre seul reviendrait à se jeter dans la gueule du dragon. Malheureusement les pozhirathelis en qui je peux avoir entièrement confiance se comptent sur les doigts de la main, et quelques baguettes supplémentaires, même anglaises, ne seront pas de refus.