La pénombre enveloppait la silhouette gracile de la jeune femme assise dans un coin chaud de la taverne des Trois Balais. Non loin d’elle, une table avait été envahie par des étudiants de l’école des sorciers britannique. D’un œil sombre, elle observait les confiseries éparpillées sur le plateau de bois collant ; elle-même n’aurait pas osé poser autre chose que sa chope de bière sur sa table. L’expertise de son grand âge avait bien des points de comparaison sur lesquels poser son jugement de l’hygiène douteuse de cet établissement. Les friandises sentaient le sucre et la magie. Elles venaient vraisemblablement tout juste d’être achetées dans la boutique voisine par les apprentis magiciens, qui ne se doutaient pas un seul instant que le vrai danger eût un air de jeune femme innocente. Ils lorgnaient tous davantage sur les deux hommes, beaucoup plus âgés, assis à une table voisine à la leur. Ils n’avaient rien à craindre, songea Tabitha en levant la pinte de Bièraubeurre pour y tremper les lèvres avec dégoût. Bien qu’il fallut maintenir les apparences pour ne pas attirer les soupçons - elle était sorcière, elle aussi, et rien de plus, la sirène trouvait la boisson tout à fait infâme et regrettait à chaque goutte de ne pas avoir commandé autre chose. Dans le confort rudimentaire de sa toile, l’araignée attendait sa proie et n’avait que faire de pauvres adolescents sans grand usage. Elle restait assise, depuis plusieurs heures déjà, mais n’esquissait pas la moindre moue de fatigue ou de lassitude. Tabitha était patiente. Des milliers d’années avaient forgé le stoïcisme qu’elle épousait à la perfection ce jour. La porte de la taverne s’ouvrit d’elle-même pour laisser entrer une tête chevelue ; les longues mèches blondes rebondissaient autour de son visage fin et sculpté dans la nacre. Une lumière brilla dans les yeux carnivores, mais elle ne bougea pas, prétendant un désintérêt parfait. Pourtant, du coin de l’œil, elle suivit la blondine se déplacer jusqu’au comptoir pour commander de quoi étancher sa soif, puis aller s’asseoir dans un autre coin de l’auberge avec son achat débordant. Elle l’observa quelques instants en souriant pour elle-même, ou plutôt pour les quelques étudiants qui lui avaient parlé imprudemment de leurs sorties dans le petit village. Elle avait vu juste en imaginant que les troisièmes années n’étaient pas les seuls à saisir ces occasions pour sortir de leur quotidien scolaire et routinier. L’un d’eux lui avait parlé de la direction de l’école, comme il l’aurait fait avec une vieille amie nostalgique de ses années d’études. Tabitha connaissait son prénom. Elle savait quelle discipline Sydney enseignait. Elle avait également appris que Sydney assumait la direction adjointe de l’établissement. Un château que ses yeux légendaires pouvaient voir, mais dans lequel ils ne pouvaient pas pénétrer. L’envoûtement de sa voix était tel qu’elle croyait sans retenue les mises en garde des jeunes hommes qu’elle avait charmés. De nombreux sortilèges et charmes protégeaient l’école de toute intrusion, et elle devait redoubler d’intelligence pour tromper leurs mécanismes.

Tabitha délaissa la chope de bière sur la table visqueuse et se leva pour rejoindre les toilettes de l’établissement. Les lavabos étaient curieusement propres. Leur céramique brillait lugubrement dans la lumière artificielle. Une pauvre petite fenêtre essayait d’apporter un peu de chaleur dans la pièce, mais elle ne parvenait pas à rivaliser avec l’humidité de celle-ci. La sirène pouvait sentir l’air saturé d’eau. (grec ancien) *Parfait.* Dans son environnement, elle était plus forte. La manœuvre ne promettait pas de difficultés particulières. Sydney était sans aucun doute une sorcière accomplie, mais elle ne pourrait pas rivaliser avec la magie aussi millénaire que légendaire de la sirène originelle. Pour mieux ficeler son plan, la créature au sang froid voulait l’attraper par surprise. Debout devant un miroir, elle attendit, toujours aussi patiente, que la boisson fasse inévitablement son travail et que Sydney se dirigea vers les sanitaires.

La porte s’ouvrit, mais elle laissa passer plusieurs personnes avec sa proie. Ainsi protégée par la foule, la directrice adjointe s’enferma pour se libérer. Tabitha réprima un sifflement primal et songea à sortir des toilettes. Elle s’attarda finalement à laver ses mains dans le lavabo. Peut-être que sa couverture sortirait avant elle de la pièce, la laissant aux griffes de la sirène hypnotisante. Lorsque Sydney sortit de sa cabine, Tabitha brisa aussitôt la glace et établit un premier contact.

(anglais) « Faites attention, elle est froide. »

Elle recula pour approcher d’une serviette humide où elle voulut s’essuyer les mains. Tout bas, elle commença à fredonner, lançant ses harpons dans les esprits malavisés de toutes celles qui s’étaient pressés aux toilettes.